Chers Nécrophiles Anonymes de tous âges,
Le bonus exclusif que vous recherchez est désormais en ligne ! Vous le trouverez ci-dessous, assorti d'une petite liste d'informations exclusives... bonne lecture à tous ^w^
Nuitamment,
Cécile Duquenne, présidente du club.
P. S. N'hésitez pas à poster ici vos questions, commentaires, doutes et autres. Il se peut que Bob y réponde !
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Quelques petites choses que vous ne savez
(peut-être) pas à propos de la série :
* Dans une première version du tome 2, le docteur
Ravna s’appellait le docteur Sievers (en référence au personnage du même nom
dans le film Nosferatu de 1922), mais le hasard a voulu que le docteur Sievers
existe vraiment : il s’agissait aussi d’un chercheur en « race
aryenne », membre du parti nazi… le nom fut donc changé au profit de
Ravna, histoire d’éviter tout malentendu.
* Du temps de son humanité, Bob avait deux
enfants, une fille et un garçon. Seule la fille a survécu et leur lignée existe
encore aujourd’hui, même si Bob l’ignore.
* Népomucène connaît bien
l’arrière-arrière-arrière-petite-fille de Bob, même s’il ignore que c’est elle.
* Le nom de famille « De Faverne » provient
d’un livre de Dumas, intitulé Le bagnard
de l’Opéra, où un certain Gabriel Lambert se fait passer pour un noble
nommé Henri de Faverne. J’ai aimé l’idée qu’un pseudonyme d’un autre devienne
le vrai nom d’un de mes personnages.
* Le vrai prénom de Bob n’est ni Gabriel, ni Henri
(ni Gabriel-Henri !)
* La série comptera six tomes au total, divisés en
deux « cycles » de trois tomes chacun.
* Les narrateurs des tomes 4, 5 et 6 seront
respectivement les mêmes que ceux des tomes 1, 2 et 3.
* Népomucène Lemercier (le poète, pas le
personnage) est mort en 1940, c’est-à-dire très exactement l’année où Bob, lui,
est né à la nuit !
* Le personnage inédit de la nouvelle qui suit
apparaissait originellement dès la fin du premier tome, mais son arrivée a été
repoussée jusqu’à nouvel ordre.
Entretiens avec un vampire
Suspendu dans la voûte trouée d’étoiles, le
sourire du croissant de lune semblait tourné vers le vampire qui traversait la
route.
Janice l’avait tout de suite repéré, avec son
chapeau haut de forme et son ensemble gris perle. Un vrai dandy. Peut-être lui donnerait-il
enfin son nom ? Il n’avait rien voulu dire au téléphone. Elle aurait
pourtant aimé savoir à qui appartenait cette délicieuse voix de velours, légère
comme un frisson…
Tandis que le vent d’hiver tentait de faufiler ses
doigts glacés par les interstices fatigués de l’encadrement de la fenêtre,
Janice s’éloigna pour se réfugier contre le chauffage d’appoint. Quelques
secondes plus tard, on frappa trois coups secs d’une vivacité surprenante. Janice
sursauta, se reprit, ramena derrière son oreille une mèche de cheveux échappée
de sa queue de cheval, puis alla ouvrir à l’inconnu.
Le vampire la transperça de son regard rosâtre.
Incertaine de la conduite à tenir face à un personnage si bien habillé, elle
lui offrit une douce poignée de main. Son vieux tailleur élimé devait lui
paraître bien grossier. Elle avait affaire à un parfait gentlemen, tiré à
quatre épingles, qui la salua d’un élégant mouvement de chapeau. De son autre
main, il rangea une curieuse paire de lunettes fumées dans la poche de son
veston. Et, chose extraordinairement rare, il lui adressa un sourire
chaleureux.
Janice se sentit fondre et s’écarta d’un pas avant
de dégouliner sur la moquette :
« Entrez, je vous prie.
— Merci bien. »
Il ne s’agissait pas d’un vampire ordinaire.
Habituellement, ses patients ne savaient pas gérer leurs émotions : il leur
fallait poser des mots sur celles-ci pour qu’ils parviennent enfin à les identifier
et recommencer à les ressentir.
Le vampire marqua une pause afin de découvrir le
cabinet de travail, où se trouvait notamment un secrétaire en contreplaqué
ébène qui attira son attention une brève seconde. Son regard fit le compte des
meubles présents : un divan, un canapé, un siège dans différentes teintes
de bleu remplissaient l’espace réservé au patient… Janice s’installa dans une
chaise à dossier comme on en trouvait au rayon bureau de n’importe quelle
grande surface. Sur les murs, disposés à différents endroits, de petits
tableaux carrés formaient ensemble un paysage, comme éclaté, reconstitué par
des impressions fugitives. La lumière d’une lampe à pied ajoutait une touche de
chaleur à l’ensemble.
L’homme choisit de s’asseoir dans le canapé. De
cette manière, il faisait face à son interlocutrice et, surtout, il tournait le dos à la fenêtre
et son reflet. Janice sourit. Tous
pareils. Le cuir était confortable ; la couverture apaisante. Il
retira ses gants, les plia soigneusement puis se racla enfin la gorge,
visiblement gêné :
« Merci de me recevoir à une heure aussi
indue.
— Ne vous en faites pas. J’ai l’habitude des gens
de votre espèce. »
Un regard complice suffit à briser la glace.
« Et que savez-vous des gens de mon
espèce ? »
Janice ouvrit son carnet de consultation, à la
page marquée par un stylobille à moitié vide. Elle avait l’habitude d’être
testée par ses patients ; ceux-ci doutaient de sa profession de foi
professionnelle, et pour cause : beaucoup de charlatans s’auto-déclaraient
psychiatres pour vampires sans se douter que la créature en question était
belle et bien réelle ! Ils prenaient le vampirisme pour une affliction de
l’esprit, un délire du patient. Janice, elle, savait que c’était tout ce qu’il
y avait de plus réel. C’est pourquoi elle se lança machinalement :
« Votre espèce, monsieur… »
Elle marqua une légère pause pour lui rappeler
qu’elle ignorait toujours son nom puis reprit :
« Votre espèce, monsieur, n’est pas un mythe.
Né humain puis vampire, vous avez tout oublié de votre vie d’antan. Votre
personnalité est en morceaux, vous ignorez qui vous étiez et, par conséquent,
vous ignorez qui vous êtes. Vous…
— Comment savez-vous tout cela ? »
Janice tiqua, peu désireuse de parler de sa vie
personnelle à un patient. Elle répondit néanmoins en tâchant de se montrer
évasive :
« J’ai des vampires dans la famille.
— Un proche transformé ?
— Un parent. »
Moins chaleureux que précédemment, son ton ne
laissait pas de place au doute : elle ne répondrait plus à ses questions.
Janice n’était pas devenue psychiatre pour raconter à ses patients de quelle
façon elle avait été abandonnée à douze ans par une mère irresponsable, pour
devenir une adolescente sauvage et échevelée, sauvée par le hasard et prise
sous l’aile d’un vampire qui aurait pu la dévorer au lieu de l’élever comme il
l’avait fait.
« Et vous, reprit-elle, quelle est votre
histoire ? Ou peut-être pourrions-nous commencer par votre nom ?
— Humm… c’est bien là le problème,
voyez-vous : je ne saurais vous dire mon nom, pour la simple et bonne
raison que j’ignore, désormais, qui je suis. »
Janice griffonna quelques mots sur son carnet, des
mots que le vampire ne pouvait voir : « dissociation d’identité ? »
« Voilà quelques mois, je vous aurais répondu
sans hésiter que je m’appelais Robert Joachim Charles-Henry de Bruyère, que mes
amis m’appellent Bob. Toutefois, depuis lors, la situation a considérablement
évolué… avez-vous entendu parler de Dorian Gray ?
— Le suceur d’âmes ?
— Drôle de surnom pour un tel individu, mais
certes pertinent, je vous l’accorde. Eh bien oui, Dorian Gray, le suceur d’âme. Il se trouve qu’il m’a
aspiré l’âme, à moi aussi, mais que j’ai réagi d’une manière
inattendue. »
Bob, ou quel que fut son nom, lui raconta de
quelle manière il avait remonté le fil de ses existences, renfilant ses
précédentes personnalités comme autant de costumes différents. Janice prit des
notes frénétiques, ne voulant rien rater.
« Puis je me suis souvenu de mon nom
d’humain.
— Cela est-il seulement possible ?
— Partons du principe que oui, si vous voulez
bien. Je ne peux vous expliquer tout le phénomène scientifique dans les
détails, cela prendrait toute la nuit et je n’ai pas jusqu’au matin. Je vous
demande seulement de me croire. »
Jusque-là immobile, le vampire décroisa alors les
jambes et se pencha en avant, les coudes appuyés sur ses genoux, les mains
jointes comme en prière.
« Mon nom d’humain m’est revenu à l’esprit,
un peu comme mes précédentes identités.
— Et quel est ce nom ?
— De Faverne.
— Pas de prénom ?
— Non, je n’arrive pas à m’en souvenir. »
Il fronça les sourcils d’une drôle de façon, un
peu trop maîtrisée pour paraître sincère, avant de se rencogner dans le fond de
son fauteuil :
« Vous comprenez le problème ?
— Plus ou moins. Ce que je ne comprends pas, c’est
ce qui vous dérange vraiment.
— C’est-à-dire ?
— Qu’est-ce qui vous pose vraiment problème :
l’absence de réminiscence, ou le fait de vous souvenir ?
— Ni l’un ni l’autre. Je vais être franc :
l’être que j’étais, celui qui se reconnaît sous le prénom de Bob, est en train
de me quitter. J’ai peur de perdre Bob au profit d’un inconnu.
— Mais cet inconnu, c’est vous.
— Je ne me connais pas. Les souvenirs me
reviennent mais… j’ai l’impression qu’ils appartiennent à un autre.
— Des souvenirs ? Vous avez des souvenirs de
votre vie d’antan ?
— Oui, voudriez-vous que je vous les raconte ? »
Le bout de chaussure de Janice, qui jusque là
tapotait le pied de sa chaise, cessa soudain tout mouvement. Ce vampire
affabulait-il ? Ou se souvenait-il véritablement de son ancienne
identité ? Ce serait proprement inouï… inédit, même !
Janice décroisa les jambes pour les recroiser dans
l’autre sens. Elle rangea son carnet et sortit son dictaphone, qu’elle posa sur
la table basse entre eux deux. Décidément, non, elle ne voulait surtout rien
rater !
« Très bien. Racontez-moi tout depuis le
début ou, du moins, commencez par votre plus ancien souvenir puis suivez
l’ordre chronologique de votre mémoire…
— Vous avez décidé de me croire ?
— J’ai décidé de vous écouter. Pour le reste, nous
verrons cela plus tard. »
&
Entretien
n°1
Ndlt : Robert Joachim Charles Henry de
Bruyère, dit Bob, dit « Monsieur de Faverne », ancien prénom
indéterminé.
Question : Quel est votre plus ancien
souvenir ?
Réponse ci-dessous.
Mon plus ancien souvenir remonte aux alentours de
mes huit ou dix ans – c’est vous dire si la chronologie des événements demeure
aussi floue qu’incertaine. Je me trouvais dans un grand jardin à la française,
un ballon de jeu entre les mains. Quelqu’un m’appelait, dans le lointain, mais
tout ce que je songeais à cet instant-là, c’est que mes chausses grattaient
affreusement au derrière des genoux, qu’elles me tiraient de tous côtés au
point de bientôt craquer, et qu’un vilain caillou s’était introduit dans ma
chaussure droite.
« Allons, envoyez la balle ! » cria
une silhouette aussi juvénile que la mienne, avant qu’une nourrice ne l’attrape
par le bras pour la ramener au couvert du manoir.
Déçu que le jeu soit terminé, je suivis l’étrange
duo dans la grande bâtisse carrée, dont l’impeccable symétrie me donnait la
nausée. Ma propre nourrice s’avança au devant de moi, me confisqua l’objet
délictueux de nos jeux enfantins, puis s’employa à me faire la leçon :
« Votre père Monsieur le comte a été assez
généreux pour vous recueillir alors même que votre bâtardise jette l’opprobre
sur toute sa maison ; alors n’allez pas contaminer l’héritier avec vos
jeux de rue !
— Mais nous ne faisions rien de mal, M’ame…
— Ma-da-me. Veillez aussi à votre élocution, vous
n’êtes plus un va-nu-pieds crasseux, même si les apparences le démentent en cet
instant. »
Jetant un coup d’œil à ma belle mise désormais
crottée, ma nourrice vitupéra tout ce qu’elle savait sur le chemin de la
blanchisseuse familiale. J’essuyais alors ses reproches, ainsi que ceux
de la couturière qui faillit s’évanouir en constatant que j’avais encore grandi
depuis la semaine dernière, et que les dentelles ajoutées au niveau des genoux
censées cacher ma croissance n’avaient servi à rien, sinon à me rendre
ridicule. On jeta tout bonnement ces frusques, puis on m’en tailla de nouvelles.
Je m’observai dans l’unique miroir de la pièce,
tandis qu’on me mesurait en marmonnant. Aujourd’hui encore, l’adulte et le
vampire en moi s’observent dans cette psyché au tain mal poli. Voilà donc qui
j’étais vraiment, au fond : le fils bâtard d’un comte français, pas assez
bien pour la noblesse, pas assez pauvre pour la rue. Une espèce d’hybride qui
ne trouvait nulle part sa place, dont le premier souvenir remontait à l’un des
cuisants rappels de l’avortement annoncé de son existence. Un être pour
toujours enfermé dans sa non-condition sociale. Emmuré dans l’imperméable
barrière des classes et du non-dit. On peut supposer que les choses n’ont guère
évolué depuis : ni vivant ni mort, les affres du vampirisme continuent à
me retenir prisonnier d’une non-condition. Différente, mais existante.
Je me souviens du nom de l’héritier : Théophilius.
Un drôle de nom qui m’a marqué, autant que la sympathie qu’il affichait à mon
égard. En dépit du gouffre qui nous séparait, il faisait toujours le premier
pas vers moi pour jouer, discuter, découvrir et apprendre. Je le fascinais. Il
me le rendait bien, toujours plus avide de détails sur la vie hors du manoir,
qu’il considérait comme un terrain de jeu pas assez vaste pour lui.
Je vous passe les détails de mon adolescence,
semblable à n’importe quelle vie de bâtard sur cette terre à cette époque, pour
en venir à l’essentiel : la rencontre avec mon destin.
La première fois que je le vis, il portait une
grande cape noire assortie à son chapeau haut-de-forme, dont je ne devais
jamais le voir se départir. À
elle seule, sa silhouette paraissait dévorer tout l’espace du grand hall. Il se
délesta de sa cape, plia son chapeau sous le bras et chaussa une paire de
bésicles fumées, ce qui ne me laissa pas le temps d’apercevoir le haut de son
visage. Sa veste à grands revers seyait à la largesse de son torse, qu’on
aurait dit bâti pour quelque bûcheron. Pourtant, devant moi se trouvait un
parfait gentlemen, à la pointe de la mode anglaise. Il plia son corps vers
l’avant, pour m’adresser les plus gentilles salutations que j’eusse jamais
reçues à cette époque :
« Bonjour, jeune Monsieur de Faverne. »
J’étais transi d’effroi, à la fois à cause de
l’impression naturelle qu’il me faisait, et que le regard caché derrière les
verres fumés découvre notre supercherie. En effet, ce soir-là, vêtu des plus
beaux atours de Théophilius, j’avais été contraint à jouer son rôle.
« Pour une farce », avait assuré le
comte.
Je devais découvrir plus tard qu’il espérait
surtout se débarrasser de moi, car l’étrange élégant était venu le déposséder
de son fils héritier.
Madame la comtesse ne vint pas, malade et
affaiblie par une étrange affection du sang que le docteur ne savait identifier.
Quant à Théophilius, pour des raisons évidentes, il se tenait à l’écart. Ne
restait que moi-même et le comte, ainsi qu’un seul valet de pied.
Nous prîmes le thé au salon, ce qui ne différait
en rien de d’habitude, sinon que j’y étais convié – pour une fois – et que
l’horloge indiquait près de minuit. Retenant un bâillement, j’observai le
visiteur par en dessous, avide de détails. Il se présenta par le prénom de Bram,
sans y adjoindre aucun nom de famille, ce qui attisa encore ma curiosité.
Sa générosité à mon égard acheva de me
subjuguer :
« Souhaitez-vous devenir un grand homme, plus
tard, Monsieur de Faverne ? »
J’hochai la tête, les mains posées sur mes genoux,
comme le petit garçon que je n’étais plus. À seize ans passés, cependant, je restai d’une
timidité maladive qui, ici, passa heureusement pour de l’extrême politesse.
« Alors vous n’avez rien à faire ici, on ne
veut pas de vous. Cela ne vous mènera à rien de rester dans l’ombre de votre
demi-frère… »
Bram coula un regard assassin en direction de mon
père, qui se ratatina sur lui-même. Il tremblait, on l’aurait dit prêt à tomber
en prière suite à un grand désespoir. Ayant déjoué la supercherie, Bram reporta
son attention sur moi. Il ordonna qu’on éteigne quelques bougies avant de
déchausser ses bésicles. Un sourire langoureux s’étira sur ses lèvres.
« L’ombre elle-même peut vous apporter
tellement plus, jeune homme. J’étais venu pour l’héritier mais je constate que
votre âme est bien plus riche que la sienne. Me suivrez-vous ? »
Plongé dans son regard blanchâtre, je me jurai de
lui être fidèle pour toujours.
Désormais, je discerne clairement les grossières
ficelles de cette manipulation mentale mais, alors, j’estimais ce sentiment
authentique. Incontestablement mien. L’effet qu’il produisit sur moi cette
nuit-là perdure encore, malgré tout ce qui s’ensuivit, malgré le vampire que je
suis devenu par la suite et celui que je suis aujourd’hui.
Je dis adieu à mon père, à la vie pitoyable qu’il
me réservait. Bram se leva, récupéra cape et chapeau, puis quitta le manoir
d’un pas encore plus vif qu’à l’aller. Un pas qui ne s’entendait même pas.
Sans hésiter une seule seconde, je le suivis sur
le chemin des ombres.
&
Entretien
n°2
Ndlt : Robert Joachim Charles Henry de
Bruyère, dit Bob, dit « Monsieur de Faverne », ancien prénom
indéterminé.
Question : Qui était vraiment cet
homme ? Et que représenta-t-il pour vous, par la suite ?
Réponse ci-dessous.
Il m’emmena jusque chez lui, dans une maison de
célibataire située au cœur de Londres. Un héritage, selon lui. Au dernier étage
se trouvait son laboratoire, dont les murs surchargés d’étagères et de meubles
à tiroirs rappelaient le magasin d’un apothicaire. Il y régnait des odeurs
extraordinaires, à la fois naturelles et synthétiques, comme Bram y fabriquait
des gadgets, tel son haut de forme repliable, et y menait aussi des expériences
sans queue ni tête à mes yeux. La première fois que j’y pénétrai, il m’ordonna
de ne toucher à rien mais d’être curieux de tout. Diligent, je plongeai sur sa
bibliothèque personnelle, laquelle contenait des romans, des précis
historiques, anatomiques… et des manuels d’alchimie. Certains titres me sont encore
familiers car je les ai compulsés durant des années : l’Abrégé des éléments, le Traité d’éther, ou encore mon préféré,
celui sur les Métaux nobles et métaux
vulgaires.
Je comprends votre scepticisme. Moi-même, à cette
époque, je considérais ces titres comme des ouvrages farfelus écrits par une
bande d’illuminés. Mais vous croyez au vampirisme, n’est-ce pas ? Aux
mystères de l’après-vie ? Au prodige du surnaturel ? Alors pourquoi
refuseriez-vous d’admettre l’existence d’une science aussi occulte que
l’alchimie ?
Moi-même, en ce temps-là, ne savais rien des
choses de la nuit. Nous vivions dans une époque d’ignorance, où la superstition
passait pour science. Et pourtant, imaginez quelle incrédulité fut la mienne
lorsqu’il m’expliqua qu’il était véritablement un alchimiste.
Persuadé d’avoir raison, je le mis au défit de me
convaincre de la véracité de sa science, autrement que par des grands mots ou
des formules abracadabrantes.
Cette demande lui tira un soupir mais, apparemment
décidé à ce que je devienne son apprenti, il me demanda de fermer les yeux. Ce
que je fis, dévoré par la curiosité malgré moi. Il escamota une étagère et
fouilla dans un mur, pour en ressortir ce qu’aujourd’hui encore je considère
tout à la fois comme un miracle et une hérésie.
Au mot d’« orichalque », vous songez à
Platon, n’est-ce pas ? À
Platon et à sa description de l’Atlantide, riche de ce métal cuivré aux
propriétés magiques. Sachez que ce n’est point une légende. Il s’agit d’un
métal psychokinétique, c’est-à-dire qu’il possède la capacité de se plier à
notre volonté. C’est là une propriété très différente de la télékinésie, qui
est le pouvoir de l’esprit sur la matière. Ici, je parle véritablement de
réactivité de la matière par rapport à l’esprit, non l’inverse. Enfin…
[Un profond soupir traverse l’enregistrement]
L’orichalque est un métal très ancien, très rare
et, surtout, très réel. Vous n’imaginez pas tout le pouvoir qu’il recèle. Cette
nuit-là, mon maître me montra comment ce métal pouvait se métamorphoser en or,
en argent, en cuivre, en pierre et même en chair. Suite à ces métamorphoses
successives, je ne pouvais plus nier l’évidence. Bien entendu, je l’assommai de
questions. La pierre philosophale existait-elle ? Oui, visiblement, puisqu’il
s’agissait d’orichalque. Pouvait-il en tirer le légendaire élixir de longue
vie ? Non, cela n’était qu’un mythe.
Très déçu par cette dernière réponse, je me
retrouvai soudain obsédé par l’idée que la mort puisse bientôt m’ôter du monde,
maintenant que j’avais découvert une raison d’y demeurer pour toujours.
En dépit de certaines apparences, mon maître
n’était pas un vampire. Ses yeux étaient d’un bleu-blanc limpide. Les bésicles
fumées, un accessoire destiné à percevoir l’éther psychique et l’aura des gens.
Leur âme. C’est comme cela qu’il me repéra, chez mon père.
Ce n’est pas lui qui me transforma. Néanmoins, Bram
n’était pas pour autant un homme ordinaire. Il paraissait jeune mais tout en
lui criait l’ancienneté, à commencer par son infini savoir. Quel puits de
science ! Il allait jusqu’à corriger les livres d’histoire, arguant que
tel ou tel événement ne s’était pas déroulé ainsi ; que tel personnage
historique avait vraiment une terrible haleine. Je pris d’abord cela pour des
blagues puis, le temps passant, j’appris à le croire.
Au début, j’y croyais comme on croit à une fable :
pour la vérité qu’elle recèle et non pour les événements en eux-mêmes. Par la
suite, j’y crus pour de bon, car cet amoncellement d’indices ne pouvait être le
fruit du hasard ou d’une simple extravagance.
En mon for intérieur, j’échafaudai une petite
théorie : l’élixir de longue vie n’était point une légende et mon maître
attendait le bon moment pour me le révéler.
Alors auprès de lui, j’appris l’alchimie. Il
m’appelait « mon garçon » ou « mon petit », jusqu’à ce que
je lui fasse remarquer que je le dépassais en taille. Il me railla de sa
manière si personnelle, me taclant d’une phrase qui laissa une profonde
empreinte en moi. Comme une cicatrice :
« Comme c’est la seule chose en laquelle tu
me dépasseras jamais, je veux bien te l’accorder… Théophilius. »
L’échange qui s’ensuivit fut, lui aussi,
déterminant :
« Je ne m’appelle pas…
— Alors, comment t’appeler, en ce cas ?
— Monsieur de Faverne », fis-je dans un
sursaut de fatuité qui lui tira un éclat de rire.
Il fit la révérence, une taquinerie que je pris
pour une attaque personnelle :
« Môssieur
le comte…
— De Faverne ! criai-je. De
Faverne ! »
Et ce fut tout. Il céda à mon caprice de jeune homme
en mal de reconnaissance. À
compter de ce jour, je commençai à nourrir un vif sentiment d’incompréhension.
Je me victimisais. Jusqu’à lors convaincu qu’il me chérissait, sa remarque sur
ma prétendue incapacité à jamais le dépasser en quoique ce soit avait inversé
la tendance. Je me mis à me méfier de lui, persuadé que s’il m’avait menti sur
cela, alors il cachait d’autres choses, des choses plus importantes… comme le
secret de l’immortalité, qu’il ne me révèlerait jamais.
Après dix ans d’apprentissage, las de vivre dans
son ombre, je pris congé. Il ne chercha pas à me retenir, persuadé de ce que je
reviendrais forcément en rampant… nous ne nous quittâmes pas dans les meilleurs
termes qui soient.
Qui était-il ? Un alchimiste et un menteur.
Que représenta-t-il pour moi ? Une marche
supplémentaire vers ma quête de vérité, mon émancipation prochaine… vers ma
sortie de l’ombre. Du moins le croyais-je alors.
&
Entretien
n°3
Ndlt : Robert Joachim Charles Henry de
Bruyère, dit Bob, dit « Monsieur de Faverne », ancien prénom
indéterminé.
Question : S’il n’était pas votre créateur,
qui était-ce alors ? Comment l’avez-vous rencontré ?
Réponse ci-dessous.
Avec l’argent que m’avait confié Bram, je tins dix
jours à Londres, dans un hôtel bien trop cher où le personnel acheva de me
convaincre de ma propre importance tant que dura ma richesse. Cela n’empêcha
pas ces mêmes serviteurs de me jeter dehors comme un malpropre sitôt le dernier
penny échappé du fond de mes poches.
L’hiver serait bientôt sur nous. La cataracte
grise du ciel d’automne menaçait à tout instant de se percer sur la haute
aiguille de Big Ben, ce qui ne manqua pas d’arriver au pire moment selon moi.
Glacé, sans le sou, pour la première fois depuis bien longtemps dans le besoin…
je songeai un instant à retourner chez mon maître, mais ma fierté voulut que je
m’en abstienne. Au lieu de quoi, je me rendis à la demeure du comte de Faverne,
espérant pouvoir lui soutirer quelques jours de repos dans une chambre d’amis,
sous un nom d’emprunt s’il le fallait.
J’arrivai de nuit, à la seule force de mes jambes,
épuisé par la longue marche presque longue de deux jours entiers. À ma grande surprise, je
trouvai les lieux éteints et, quand je sonnais, personne ne vint.
On aurait dit le manoir abandonné…
La pluie s’arrêta enfin. Le silence s’installa.
Alors que je m’apprêtais à explorer l’endroit à la seule lumière de la pleine
lune, la sensation d’une présence dissimulée me poussa à me retourner. Je n’eus
pas besoin de héler le manant pour qu’il se montre.
Telle l’encre dans l’eau, sa silhouette drapée de
noir s’éleva dans les airs. Des tentacules de fumées rampaient à ses pieds, à
moins qu’il ne s’agisse là des premières langues de brouillard qui colonisaient
le domaine après l’averse. Je n’aurais su dire. En tout cas, l’inconnu me fit
forte impression, tant et si bien que j’en conçus une terreur glacée. Cette
terreur transperça ma peau, courut le long de mes nerfs et alla se lover dans
le creux de mes os. Elle s’y installa tant et si bien que j’avais l’impression
que, si je bougeais, j’allais me briser comme un miroir. Dans ma bouche, mes
dents paraissaient en morceaux, devenues émail en miettes tant je grelottais.
Le monstre ne me dissimula pas ses iris rosâtres,
ni sa vitesse surnaturelle quand il me plaqua contre la porte en chêne. Son
haleine de mort et de sang pénétra par ma bouche, ouverte sur un cri muet.
Il susurra :
« Serais-tu celui que je
cherche ? »
Avec le recul, j’aurais préféré que non. Cette
nuit-là, je priai de toute mon âme que oui. Pour qu’il m’épargne.
« Non. Tu lui ressembles juste… »
Son index à l’ongle griffu traça une ligne
invisible sur ma peau, du haut de mon crâne au bout de mon menton.
« Mais ton âme est tellement plus vive. Je la
vois, pulser au-dehors de toi… Serais-tu celui dont j’ai besoin ? »
— De… de qui avez-vous… » réussis-je à
articuler, l’air retrouvant son chemin dans ma gorge écrasée. Il desserra son
étreinte, jusqu’à ce que je puisse tout à fait respirer. Il restait néanmoins
très proche de moi, ce qui m’empêchait de bien le détailler. Immense, d’une
carrure supérieure à celle de mon maître, son épaule gauche me cachait le
vif-argent de la lune. Ses cheveux mi-longs, plaqués en arrière, paraissaient
piquetés d’étoiles blanches.
« De qui avez-vous besoin ? achevai-je
enfin, mon courage recroquevillé au plus profond de moi.
— D’un volontaire, pour une expérience.
— Vous êtes… alchimiste ? »
Je craignis d’abord qu’il ne me rit au nez, mais
sa réaction s’avéra toute autre :
« Non pas. Et vous, jeune homme ?
— Cela fait dix ans que je suis apprenti chez mon
maître. Mais j’ai quitté son service il y a quelques jours. Je suis
indépendant, maintenant. »
À
l’époque, je ne concevais pas qu’aucune créature sur terre puisse être capable
de percer mes mensonges à jour.
« Quel était le nom de ton maître ?
— Bram, monsieur. Et le vôtre ?
— Tu peux m’appeler William. Que recherches-tu
dans la vie, jeune homme ? »
Il paraissait ne pas se soucier de mon identité.
Maintenant que je suis un vampire, je comprends pourquoi : la seule aura
d’un homme suffit à l’identifier, mieux qu’aucun nom ne saurait le faire. L’homme
ne peut cacher son aura, ni la falsifier. Seul le temps peut l’altérer. Dorian
Gray l’avait bien compris.
« De la grandeur… soufflais-je en réponse à
sa question. Et vous ?
— Des réponses à mes questions. »
Il m’invita à m’asseoir sur un banc du jardin à la
française et, là, sous le clair de lune, il m’apprit ce qu’était un vampire. Ma
terreur se mua en hâte. Je piaffais soudain : si mon maître refusait de
m’enseigner l’immortalité, la seule chose qu’il ait refusé de m’apprendre,
alors je m’en emparerai d’une autre manière. De cette manière, s’il le
fallait ! J’étais prêt à vendre mon âme à tous les diables.
« Je peux vous enseigner l’alchimie, dis-je.
En échange, je veux bien être votre cobaye. Tant que je deviens comme vous…
— Justement. Mes expériences portent sur la
transformation vampirique et j’aurais bien besoin de l’aide d’un alchimiste,
aussi motivé que toi. Et ton âme… »
Il huma l’air comme s’il pouvait sentir mon âme à
travers lui.
« Ton âme a l’air parfaite. »
J’aimais cet homme, son honnêteté, et je lui
vouais une franche admiration. Il me révéla tout ce qu’il savait sur le
vampirisme, des choses que vous savez déjà. Il n’omit pas non plus de
m’informer sur l’amnésie totale qui suivait la transformation.
Puis il m’expliqua son projet.
Sa folie des grandeurs.
&
Le vampire s’arrêta de parler et Janice fronça les
sourcils.
« Sa folie des grandeurs ? reprit-elle
comme pour l’encourager. Quel était son projet ? »
Le vampire décroisa ses longues jambes et plongea
son regard rosâtre dans celui de la psychiatre. Il jouait avec la branche de
ses bésicles fumées, les mêmes que celles de son maître Bram – peut-être celles
de son maître, car après tout il n’avait pas tout dit.
Un sourire malicieux vint flotter sur ses lèvres.
« Êtes-vous sûre de vouloir savoir ?
Cela changera à jamais votre vision du vampirisme, et je ne voudrais pas être
la cause d’une quelconque dépression traumatique dans votre vie professionnelle
aussi bien que personnelle… »
Janice hésita quelques secondes mais elle avait déjà
pris sa décision. Tout comme elle avait accepté, dès le premier entretien, de
croire tout ce qu’il lui dirait. La jeune femme hocha la tête et se pencha en
avant pour qu’il lui révèle son secret.
Le secret.
Celui de tous les vampires…
FIN
Pour connaître ce secret, il faudra lire
la suite des Nécrophiles Anonymes.
Rendez-vous en au tome 3 pour en apprendre davantage ! ;-)