vendredi 16 août 2013

Bonus exclusif post-tome 2...

Chers Nécrophiles Anonymes de tous âges,

Le bonus exclusif que vous recherchez est désormais en ligne ! Vous le trouverez ci-dessous, assorti d'une petite liste d'informations exclusives... bonne lecture à tous ^w^

Nuitamment,
Cécile Duquenne, présidente du club.

P. S. N'hésitez pas à poster ici vos questions, commentaires, doutes et autres. Il se peut que Bob y réponde !

---

Quelques petites choses que vous ne savez (peut-être) pas à propos de la série :
* Dans une première version du tome 2, le docteur Ravna s’appellait le docteur Sievers (en référence au personnage du même nom dans le film Nosferatu de 1922), mais le hasard a voulu que le docteur Sievers existe vraiment : il s’agissait aussi d’un chercheur en « race aryenne », membre du parti nazi… le nom fut donc changé au profit de Ravna, histoire d’éviter tout malentendu.
* Du temps de son humanité, Bob avait deux enfants, une fille et un garçon. Seule la fille a survécu et leur lignée existe encore aujourd’hui, même si Bob l’ignore.
* Népomucène connaît bien l’arrière-arrière-arrière-petite-fille de Bob, même s’il ignore que c’est elle.
* Le nom de famille « De Faverne » provient d’un livre de Dumas, intitulé Le bagnard de l’Opéra, où un certain Gabriel Lambert se fait passer pour un noble nommé Henri de Faverne. J’ai aimé l’idée qu’un pseudonyme d’un autre devienne le vrai nom d’un de mes personnages.
* Le vrai prénom de Bob n’est ni Gabriel, ni Henri (ni Gabriel-Henri !)
* La série comptera six tomes au total, divisés en deux « cycles » de trois tomes chacun.
* Les narrateurs des tomes 4, 5 et 6 seront respectivement les mêmes que ceux des tomes 1, 2 et 3.
* Népomucène Lemercier (le poète, pas le personnage) est mort en 1940, c’est-à-dire très exactement l’année où Bob, lui, est né à la nuit !
* Le personnage inédit de la nouvelle qui suit apparaissait originellement dès la fin du premier tome, mais son arrivée a été repoussée jusqu’à nouvel ordre.


Entretiens avec un vampire


Suspendu dans la voûte trouée d’étoiles, le sourire du croissant de lune semblait tourné vers le vampire qui traversait la route.
Janice l’avait tout de suite repéré, avec son chapeau haut de forme et son ensemble gris perle. Un vrai dandy. Peut-être lui donnerait-il enfin son nom ? Il n’avait rien voulu dire au téléphone. Elle aurait pourtant aimé savoir à qui appartenait cette délicieuse voix de velours, légère comme un frisson…
Tandis que le vent d’hiver tentait de faufiler ses doigts glacés par les interstices fatigués de l’encadrement de la fenêtre, Janice s’éloigna pour se réfugier contre le chauffage d’appoint. Quelques secondes plus tard, on frappa trois coups secs d’une vivacité surprenante. Janice sursauta, se reprit, ramena derrière son oreille une mèche de cheveux échappée de sa queue de cheval, puis alla ouvrir à l’inconnu.
Le vampire la transperça de son regard rosâtre. Incertaine de la conduite à tenir face à un personnage si bien habillé, elle lui offrit une douce poignée de main. Son vieux tailleur élimé devait lui paraître bien grossier. Elle avait affaire à un parfait gentlemen, tiré à quatre épingles, qui la salua d’un élégant mouvement de chapeau. De son autre main, il rangea une curieuse paire de lunettes fumées dans la poche de son veston. Et, chose extraordinairement rare, il lui adressa un sourire chaleureux.
Janice se sentit fondre et s’écarta d’un pas avant de dégouliner sur la moquette :
« Entrez, je vous prie.
— Merci bien. »
Il ne s’agissait pas d’un vampire ordinaire. Habituellement, ses patients ne savaient pas gérer leurs émotions : il leur fallait poser des mots sur celles-ci pour qu’ils parviennent enfin à les identifier et recommencer à les ressentir.
Le vampire marqua une pause afin de découvrir le cabinet de travail, où se trouvait notamment un secrétaire en contreplaqué ébène qui attira son attention une brève seconde. Son regard fit le compte des meubles présents : un divan, un canapé, un siège dans différentes teintes de bleu remplissaient l’espace réservé au patient… Janice s’installa dans une chaise à dossier comme on en trouvait au rayon bureau de n’importe quelle grande surface. Sur les murs, disposés à différents endroits, de petits tableaux carrés formaient ensemble un paysage, comme éclaté, reconstitué par des impressions fugitives. La lumière d’une lampe à pied ajoutait une touche de chaleur à l’ensemble.
L’homme choisit de s’asseoir dans le canapé. De cette manière, il faisait face à son interlocutrice  et, surtout, il tournait le dos à la fenêtre et son reflet. Janice sourit. Tous pareils. Le cuir était confortable ; la couverture apaisante. Il retira ses gants, les plia soigneusement puis se racla enfin la gorge, visiblement gêné :
« Merci de me recevoir à une heure aussi indue.
— Ne vous en faites pas. J’ai l’habitude des gens de votre espèce. »
Un regard complice suffit à briser la glace.
« Et que savez-vous des gens de mon espèce ? »
Janice ouvrit son carnet de consultation, à la page marquée par un stylobille à moitié vide. Elle avait l’habitude d’être testée par ses patients ; ceux-ci doutaient de sa profession de foi professionnelle, et pour cause : beaucoup de charlatans s’auto-déclaraient psychiatres pour vampires sans se douter que la créature en question était belle et bien réelle ! Ils prenaient le vampirisme pour une affliction de l’esprit, un délire du patient. Janice, elle, savait que c’était tout ce qu’il y avait de plus réel. C’est pourquoi elle se lança machinalement :
« Votre espèce, monsieur… »
Elle marqua une légère pause pour lui rappeler qu’elle ignorait toujours son nom puis reprit :
« Votre espèce, monsieur, n’est pas un mythe. Né humain puis vampire, vous avez tout oublié de votre vie d’antan. Votre personnalité est en morceaux, vous ignorez qui vous étiez et, par conséquent, vous ignorez qui vous êtes. Vous…
— Comment savez-vous tout cela ? »
Janice tiqua, peu désireuse de parler de sa vie personnelle à un patient. Elle répondit néanmoins en tâchant de se montrer évasive :
« J’ai des vampires dans la famille.
— Un proche transformé ?
— Un parent. »
Moins chaleureux que précédemment, son ton ne laissait pas de place au doute : elle ne répondrait plus à ses questions. Janice n’était pas devenue psychiatre pour raconter à ses patients de quelle façon elle avait été abandonnée à douze ans par une mère irresponsable, pour devenir une adolescente sauvage et échevelée, sauvée par le hasard et prise sous l’aile d’un vampire qui aurait pu la dévorer au lieu de l’élever comme il l’avait fait.
« Et vous, reprit-elle, quelle est votre histoire ? Ou peut-être pourrions-nous commencer par votre nom ?
— Humm… c’est bien là le problème, voyez-vous : je ne saurais vous dire mon nom, pour la simple et bonne raison que j’ignore, désormais, qui je suis. »
Janice griffonna quelques mots sur son carnet, des mots que le vampire ne pouvait voir : « dissociation d’identité ? »
« Voilà quelques mois, je vous aurais répondu sans hésiter que je m’appelais Robert Joachim Charles-Henry de Bruyère, que mes amis m’appellent Bob. Toutefois, depuis lors, la situation a considérablement évolué… avez-vous entendu parler de Dorian Gray ?
— Le suceur d’âmes ?
— Drôle de surnom pour un tel individu, mais certes pertinent, je vous l’accorde. Eh bien oui, Dorian Gray, le suceur d’âme. Il se trouve qu’il m’a aspiré l’âme, à moi aussi, mais que j’ai réagi d’une manière inattendue. »
Bob, ou quel que fut son nom, lui raconta de quelle manière il avait remonté le fil de ses existences, renfilant ses précédentes personnalités comme autant de costumes différents. Janice prit des notes frénétiques, ne voulant rien rater.
« Puis je me suis souvenu de mon nom d’humain.
— Cela est-il seulement possible ?
— Partons du principe que oui, si vous voulez bien. Je ne peux vous expliquer tout le phénomène scientifique dans les détails, cela prendrait toute la nuit et je n’ai pas jusqu’au matin. Je vous demande seulement de me croire. »
Jusque-là immobile, le vampire décroisa alors les jambes et se pencha en avant, les coudes appuyés sur ses genoux, les mains jointes comme en prière.
« Mon nom d’humain m’est revenu à l’esprit, un peu comme mes précédentes identités.
— Et quel est ce nom ?
— De Faverne.
— Pas de prénom ?
— Non, je n’arrive pas à m’en souvenir. »
Il fronça les sourcils d’une drôle de façon, un peu trop maîtrisée pour paraître sincère, avant de se rencogner dans le fond de son fauteuil :
« Vous comprenez le problème ?
— Plus ou moins. Ce que je ne comprends pas, c’est ce qui vous dérange vraiment.
— C’est-à-dire ?
— Qu’est-ce qui vous pose vraiment problème : l’absence de réminiscence, ou le fait de vous souvenir ?
— Ni l’un ni l’autre. Je vais être franc : l’être que j’étais, celui qui se reconnaît sous le prénom de Bob, est en train de me quitter. J’ai peur de perdre Bob au profit d’un inconnu.
— Mais cet inconnu, c’est vous.
— Je ne me connais pas. Les souvenirs me reviennent mais… j’ai l’impression qu’ils appartiennent à un autre.
— Des souvenirs ? Vous avez des souvenirs de votre vie d’antan ?
— Oui, voudriez-vous que je vous les raconte ? »
Le bout de chaussure de Janice, qui jusque là tapotait le pied de sa chaise, cessa soudain tout mouvement. Ce vampire affabulait-il ? Ou se souvenait-il véritablement de son ancienne identité ? Ce serait proprement inouï… inédit, même !
Janice décroisa les jambes pour les recroiser dans l’autre sens. Elle rangea son carnet et sortit son dictaphone, qu’elle posa sur la table basse entre eux deux. Décidément, non, elle ne voulait surtout rien rater !
« Très bien. Racontez-moi tout depuis le début ou, du moins, commencez par votre plus ancien souvenir puis suivez l’ordre chronologique de votre mémoire…
— Vous avez décidé de me croire ?
— J’ai décidé de vous écouter. Pour le reste, nous verrons cela plus tard. »

&

Entretien n°1
Ndlt : Robert Joachim Charles Henry de Bruyère, dit Bob, dit « Monsieur de Faverne », ancien prénom indéterminé.
Question : Quel est votre plus ancien souvenir ?
Réponse ci-dessous.

Mon plus ancien souvenir remonte aux alentours de mes huit ou dix ans – c’est vous dire si la chronologie des événements demeure aussi floue qu’incertaine. Je me trouvais dans un grand jardin à la française, un ballon de jeu entre les mains. Quelqu’un m’appelait, dans le lointain, mais tout ce que je songeais à cet instant-là, c’est que mes chausses grattaient affreusement au derrière des genoux, qu’elles me tiraient de tous côtés au point de bientôt craquer, et qu’un vilain caillou s’était introduit dans ma chaussure droite.
« Allons, envoyez la balle ! » cria une silhouette aussi juvénile que la mienne, avant qu’une nourrice ne l’attrape par le bras pour la ramener au couvert du manoir.
Déçu que le jeu soit terminé, je suivis l’étrange duo dans la grande bâtisse carrée, dont l’impeccable symétrie me donnait la nausée. Ma propre nourrice s’avança au devant de moi, me confisqua l’objet délictueux de nos jeux enfantins, puis s’employa à me faire la leçon :
« Votre père Monsieur le comte a été assez généreux pour vous recueillir alors même que votre bâtardise jette l’opprobre sur toute sa maison ; alors n’allez pas contaminer l’héritier avec vos jeux de rue !
— Mais nous ne faisions rien de mal, M’ame…
— Ma-da-me. Veillez aussi à votre élocution, vous n’êtes plus un va-nu-pieds crasseux, même si les apparences le démentent en cet instant. »
Jetant un coup d’œil à ma belle mise désormais crottée, ma nourrice vitupéra tout ce qu’elle savait sur le chemin de la blanchisseuse familiale. J’essuyais alors ses reproches, ainsi que ceux de la couturière qui faillit s’évanouir en constatant que j’avais encore grandi depuis la semaine dernière, et que les dentelles ajoutées au niveau des genoux censées cacher ma croissance n’avaient servi à rien, sinon à me rendre ridicule. On jeta tout bonnement ces frusques, puis on m’en tailla de nouvelles.
Je m’observai dans l’unique miroir de la pièce, tandis qu’on me mesurait en marmonnant. Aujourd’hui encore, l’adulte et le vampire en moi s’observent dans cette psyché au tain mal poli. Voilà donc qui j’étais vraiment, au fond : le fils bâtard d’un comte français, pas assez bien pour la noblesse, pas assez pauvre pour la rue. Une espèce d’hybride qui ne trouvait nulle part sa place, dont le premier souvenir remontait à l’un des cuisants rappels de l’avortement annoncé de son existence. Un être pour toujours enfermé dans sa non-condition sociale. Emmuré dans l’imperméable barrière des classes et du non-dit. On peut supposer que les choses n’ont guère évolué depuis : ni vivant ni mort, les affres du vampirisme continuent à me retenir prisonnier d’une non-condition. Différente, mais existante.
Je me souviens du nom de l’héritier : Théophilius. Un drôle de nom qui m’a marqué, autant que la sympathie qu’il affichait à mon égard. En dépit du gouffre qui nous séparait, il faisait toujours le premier pas vers moi pour jouer, discuter, découvrir et apprendre. Je le fascinais. Il me le rendait bien, toujours plus avide de détails sur la vie hors du manoir, qu’il considérait comme un terrain de jeu pas assez vaste pour lui.
Je vous passe les détails de mon adolescence, semblable à n’importe quelle vie de bâtard sur cette terre à cette époque, pour en venir à l’essentiel : la rencontre avec mon destin.
La première fois que je le vis, il portait une grande cape noire assortie à son chapeau haut-de-forme, dont je ne devais jamais le voir se départir. À elle seule, sa silhouette paraissait dévorer tout l’espace du grand hall. Il se délesta de sa cape, plia son chapeau sous le bras et chaussa une paire de bésicles fumées, ce qui ne me laissa pas le temps d’apercevoir le haut de son visage. Sa veste à grands revers seyait à la largesse de son torse, qu’on aurait dit bâti pour quelque bûcheron. Pourtant, devant moi se trouvait un parfait gentlemen, à la pointe de la mode anglaise. Il plia son corps vers l’avant, pour m’adresser les plus gentilles salutations que j’eusse jamais reçues à cette époque :
« Bonjour, jeune Monsieur de Faverne. »
J’étais transi d’effroi, à la fois à cause de l’impression naturelle qu’il me faisait, et que le regard caché derrière les verres fumés découvre notre supercherie. En effet, ce soir-là, vêtu des plus beaux atours de Théophilius, j’avais été contraint à jouer son rôle.
« Pour une farce », avait assuré le comte.
Je devais découvrir plus tard qu’il espérait surtout se débarrasser de moi, car l’étrange élégant était venu le déposséder de son fils héritier.
Madame la comtesse ne vint pas, malade et affaiblie par une étrange affection du sang que le docteur ne savait identifier. Quant à Théophilius, pour des raisons évidentes, il se tenait à l’écart. Ne restait que moi-même et le comte, ainsi qu’un seul valet de pied.
Nous prîmes le thé au salon, ce qui ne différait en rien de d’habitude, sinon que j’y étais convié – pour une fois – et que l’horloge indiquait près de minuit. Retenant un bâillement, j’observai le visiteur par en dessous, avide de détails. Il se présenta par le prénom de Bram, sans y adjoindre aucun nom de famille, ce qui attisa encore ma curiosité.
Sa générosité à mon égard acheva de me subjuguer :
« Souhaitez-vous devenir un grand homme, plus tard, Monsieur de Faverne ? »
J’hochai la tête, les mains posées sur mes genoux, comme le petit garçon que je n’étais plus. À seize ans passés, cependant, je restai d’une timidité maladive qui, ici, passa heureusement pour de l’extrême politesse.
« Alors vous n’avez rien à faire ici, on ne veut pas de vous. Cela ne vous mènera à rien de rester dans l’ombre de votre demi-frère… »
Bram coula un regard assassin en direction de mon père, qui se ratatina sur lui-même. Il tremblait, on l’aurait dit prêt à tomber en prière suite à un grand désespoir. Ayant déjoué la supercherie, Bram reporta son attention sur moi. Il ordonna qu’on éteigne quelques bougies avant de déchausser ses bésicles. Un sourire langoureux s’étira sur ses lèvres.
« L’ombre elle-même peut vous apporter tellement plus, jeune homme. J’étais venu pour l’héritier mais je constate que votre âme est bien plus riche que la sienne. Me suivrez-vous ? »
Plongé dans son regard blanchâtre, je me jurai de lui être fidèle pour toujours.
Désormais, je discerne clairement les grossières ficelles de cette manipulation mentale mais, alors, j’estimais ce sentiment authentique. Incontestablement mien. L’effet qu’il produisit sur moi cette nuit-là perdure encore, malgré tout ce qui s’ensuivit, malgré le vampire que je suis devenu par la suite et celui que je suis aujourd’hui.
Je dis adieu à mon père, à la vie pitoyable qu’il me réservait. Bram se leva, récupéra cape et chapeau, puis quitta le manoir d’un pas encore plus vif qu’à l’aller. Un pas qui ne s’entendait même pas.
Sans hésiter une seule seconde, je le suivis sur le chemin des ombres.

&

Entretien n°2
Ndlt : Robert Joachim Charles Henry de Bruyère, dit Bob, dit « Monsieur de Faverne », ancien prénom indéterminé.
Question : Qui était vraiment cet homme ? Et que représenta-t-il pour vous, par la suite ?
Réponse ci-dessous.

Il m’emmena jusque chez lui, dans une maison de célibataire située au cœur de Londres. Un héritage, selon lui. Au dernier étage se trouvait son laboratoire, dont les murs surchargés d’étagères et de meubles à tiroirs rappelaient le magasin d’un apothicaire. Il y régnait des odeurs extraordinaires, à la fois naturelles et synthétiques, comme Bram y fabriquait des gadgets, tel son haut de forme repliable, et y menait aussi des expériences sans queue ni tête à mes yeux. La première fois que j’y pénétrai, il m’ordonna de ne toucher à rien mais d’être curieux de tout. Diligent, je plongeai sur sa bibliothèque personnelle, laquelle contenait des romans, des précis historiques, anatomiques… et des manuels d’alchimie. Certains titres me sont encore familiers car je les ai compulsés durant des années : l’Abrégé des éléments, le Traité d’éther, ou encore mon préféré, celui sur les Métaux nobles et métaux vulgaires.
Je comprends votre scepticisme. Moi-même, à cette époque, je considérais ces titres comme des ouvrages farfelus écrits par une bande d’illuminés. Mais vous croyez au vampirisme, n’est-ce pas ? Aux mystères de l’après-vie ? Au prodige du surnaturel ? Alors pourquoi refuseriez-vous d’admettre l’existence d’une science aussi occulte que l’alchimie ?
Moi-même, en ce temps-là, ne savais rien des choses de la nuit. Nous vivions dans une époque d’ignorance, où la superstition passait pour science. Et pourtant, imaginez quelle incrédulité fut la mienne lorsqu’il m’expliqua qu’il était véritablement un alchimiste.
Persuadé d’avoir raison, je le mis au défit de me convaincre de la véracité de sa science, autrement que par des grands mots ou des formules abracadabrantes.
Cette demande lui tira un soupir mais, apparemment décidé à ce que je devienne son apprenti, il me demanda de fermer les yeux. Ce que je fis, dévoré par la curiosité malgré moi. Il escamota une étagère et fouilla dans un mur, pour en ressortir ce qu’aujourd’hui encore je considère tout à la fois comme un miracle et une hérésie.
Au mot d’« orichalque », vous songez à Platon, n’est-ce pas ? À Platon et à sa description de l’Atlantide, riche de ce métal cuivré aux propriétés magiques. Sachez que ce n’est point une légende. Il s’agit d’un métal psychokinétique, c’est-à-dire qu’il possède la capacité de se plier à notre volonté. C’est là une propriété très différente de la télékinésie, qui est le pouvoir de l’esprit sur la matière. Ici, je parle véritablement de réactivité de la matière par rapport à l’esprit, non l’inverse. Enfin…
[Un profond soupir traverse l’enregistrement]
L’orichalque est un métal très ancien, très rare et, surtout, très réel. Vous n’imaginez pas tout le pouvoir qu’il recèle. Cette nuit-là, mon maître me montra comment ce métal pouvait se métamorphoser en or, en argent, en cuivre, en pierre et même en chair. Suite à ces métamorphoses successives, je ne pouvais plus nier l’évidence. Bien entendu, je l’assommai de questions. La pierre philosophale existait-elle ? Oui, visiblement, puisqu’il s’agissait d’orichalque. Pouvait-il en tirer le légendaire élixir de longue vie ? Non, cela n’était qu’un mythe.
Très déçu par cette dernière réponse, je me retrouvai soudain obsédé par l’idée que la mort puisse bientôt m’ôter du monde, maintenant que j’avais découvert une raison d’y demeurer pour toujours.
En dépit de certaines apparences, mon maître n’était pas un vampire. Ses yeux étaient d’un bleu-blanc limpide. Les bésicles fumées, un accessoire destiné à percevoir l’éther psychique et l’aura des gens. Leur âme. C’est comme cela qu’il me repéra, chez mon père.
Ce n’est pas lui qui me transforma. Néanmoins, Bram n’était pas pour autant un homme ordinaire. Il paraissait jeune mais tout en lui criait l’ancienneté, à commencer par son infini savoir. Quel puits de science ! Il allait jusqu’à corriger les livres d’histoire, arguant que tel ou tel événement ne s’était pas déroulé ainsi ; que tel personnage historique avait vraiment une terrible haleine. Je pris d’abord cela pour des blagues puis, le temps passant, j’appris à le croire.
Au début, j’y croyais comme on croit à une fable : pour la vérité qu’elle recèle et non pour les événements en eux-mêmes. Par la suite, j’y crus pour de bon, car cet amoncellement d’indices ne pouvait être le fruit du hasard ou d’une simple extravagance.
En mon for intérieur, j’échafaudai une petite théorie : l’élixir de longue vie n’était point une légende et mon maître attendait le bon moment pour me le révéler.
Alors auprès de lui, j’appris l’alchimie. Il m’appelait « mon garçon » ou « mon petit », jusqu’à ce que je lui fasse remarquer que je le dépassais en taille. Il me railla de sa manière si personnelle, me taclant d’une phrase qui laissa une profonde empreinte en moi. Comme une cicatrice :
« Comme c’est la seule chose en laquelle tu me dépasseras jamais, je veux bien te l’accorder… Théophilius. »
L’échange qui s’ensuivit fut, lui aussi, déterminant :
« Je ne m’appelle pas…
— Alors, comment t’appeler, en ce cas ?
— Monsieur de Faverne », fis-je dans un sursaut de fatuité qui lui tira un éclat de rire.
Il fit la révérence, une taquinerie que je pris pour une attaque personnelle :
« Môssieur le comte…
— De Faverne ! criai-je. De Faverne ! »
Et ce fut tout. Il céda à mon caprice de jeune homme en mal de reconnaissance. À compter de ce jour, je commençai à nourrir un vif sentiment d’incompréhension. Je me victimisais. Jusqu’à lors convaincu qu’il me chérissait, sa remarque sur ma prétendue incapacité à jamais le dépasser en quoique ce soit avait inversé la tendance. Je me mis à me méfier de lui, persuadé que s’il m’avait menti sur cela, alors il cachait d’autres choses, des choses plus importantes… comme le secret de l’immortalité, qu’il ne me révèlerait jamais.
Après dix ans d’apprentissage, las de vivre dans son ombre, je pris congé. Il ne chercha pas à me retenir, persuadé de ce que je reviendrais forcément en rampant… nous ne nous quittâmes pas dans les meilleurs termes qui soient.
Qui était-il ? Un alchimiste et un menteur.
Que représenta-t-il pour moi ? Une marche supplémentaire vers ma quête de vérité, mon émancipation prochaine… vers ma sortie de l’ombre. Du moins le croyais-je alors.

&

Entretien n°3
Ndlt : Robert Joachim Charles Henry de Bruyère, dit Bob, dit « Monsieur de Faverne », ancien prénom indéterminé.
Question : S’il n’était pas votre créateur, qui était-ce alors ? Comment l’avez-vous rencontré ?
Réponse ci-dessous.

Avec l’argent que m’avait confié Bram, je tins dix jours à Londres, dans un hôtel bien trop cher où le personnel acheva de me convaincre de ma propre importance tant que dura ma richesse. Cela n’empêcha pas ces mêmes serviteurs de me jeter dehors comme un malpropre sitôt le dernier penny échappé du fond de mes poches.
L’hiver serait bientôt sur nous. La cataracte grise du ciel d’automne menaçait à tout instant de se percer sur la haute aiguille de Big Ben, ce qui ne manqua pas d’arriver au pire moment selon moi. Glacé, sans le sou, pour la première fois depuis bien longtemps dans le besoin… je songeai un instant à retourner chez mon maître, mais ma fierté voulut que je m’en abstienne. Au lieu de quoi, je me rendis à la demeure du comte de Faverne, espérant pouvoir lui soutirer quelques jours de repos dans une chambre d’amis, sous un nom d’emprunt s’il le fallait.
J’arrivai de nuit, à la seule force de mes jambes, épuisé par la longue marche presque longue de deux jours entiers. À ma grande surprise, je trouvai les lieux éteints et, quand je sonnais, personne ne vint.
On aurait dit le manoir abandonné…
La pluie s’arrêta enfin. Le silence s’installa. Alors que je m’apprêtais à explorer l’endroit à la seule lumière de la pleine lune, la sensation d’une présence dissimulée me poussa à me retourner. Je n’eus pas besoin de héler le manant pour qu’il se montre.
Telle l’encre dans l’eau, sa silhouette drapée de noir s’éleva dans les airs. Des tentacules de fumées rampaient à ses pieds, à moins qu’il ne s’agisse là des premières langues de brouillard qui colonisaient le domaine après l’averse. Je n’aurais su dire. En tout cas, l’inconnu me fit forte impression, tant et si bien que j’en conçus une terreur glacée. Cette terreur transperça ma peau, courut le long de mes nerfs et alla se lover dans le creux de mes os. Elle s’y installa tant et si bien que j’avais l’impression que, si je bougeais, j’allais me briser comme un miroir. Dans ma bouche, mes dents paraissaient en morceaux, devenues émail en miettes tant je grelottais.
Le monstre ne me dissimula pas ses iris rosâtres, ni sa vitesse surnaturelle quand il me plaqua contre la porte en chêne. Son haleine de mort et de sang pénétra par ma bouche, ouverte sur un cri muet.
Il susurra :
« Serais-tu celui que je cherche ? »
Avec le recul, j’aurais préféré que non. Cette nuit-là, je priai de toute mon âme que oui. Pour qu’il m’épargne.
« Non. Tu lui ressembles juste… »
Son index à l’ongle griffu traça une ligne invisible sur ma peau, du haut de mon crâne au bout de mon menton.
« Mais ton âme est tellement plus vive. Je la vois, pulser au-dehors de toi… Serais-tu celui dont j’ai besoin ? »
— De… de qui avez-vous… » réussis-je à articuler, l’air retrouvant son chemin dans ma gorge écrasée. Il desserra son étreinte, jusqu’à ce que je puisse tout à fait respirer. Il restait néanmoins très proche de moi, ce qui m’empêchait de bien le détailler. Immense, d’une carrure supérieure à celle de mon maître, son épaule gauche me cachait le vif-argent de la lune. Ses cheveux mi-longs, plaqués en arrière, paraissaient piquetés d’étoiles blanches.
« De qui avez-vous besoin ? achevai-je enfin, mon courage recroquevillé au plus profond de moi.
— D’un volontaire, pour une expérience.
— Vous êtes… alchimiste ? »
Je craignis d’abord qu’il ne me rit au nez, mais sa réaction s’avéra toute autre :
« Non pas. Et vous, jeune homme ?
— Cela fait dix ans que je suis apprenti chez mon maître. Mais j’ai quitté son service il y a quelques jours. Je suis indépendant, maintenant. »
À l’époque, je ne concevais pas qu’aucune créature sur terre puisse être capable de percer mes mensonges à jour.
« Quel était le nom de ton maître ?
— Bram, monsieur. Et le vôtre ?
— Tu peux m’appeler William. Que recherches-tu dans la vie, jeune homme ? »
Il paraissait ne pas se soucier de mon identité. Maintenant que je suis un vampire, je comprends pourquoi : la seule aura d’un homme suffit à l’identifier, mieux qu’aucun nom ne saurait le faire. L’homme ne peut cacher son aura, ni la falsifier. Seul le temps peut l’altérer. Dorian Gray l’avait bien compris.
« De la grandeur… soufflais-je en réponse à sa question. Et vous ?
— Des réponses à mes questions. »
Il m’invita à m’asseoir sur un banc du jardin à la française et, là, sous le clair de lune, il m’apprit ce qu’était un vampire. Ma terreur se mua en hâte. Je piaffais soudain : si mon maître refusait de m’enseigner l’immortalité, la seule chose qu’il ait refusé de m’apprendre, alors je m’en emparerai d’une autre manière. De cette manière, s’il le fallait ! J’étais prêt à vendre mon âme à tous les diables.
« Je peux vous enseigner l’alchimie, dis-je. En échange, je veux bien être votre cobaye. Tant que je deviens comme vous…
— Justement. Mes expériences portent sur la transformation vampirique et j’aurais bien besoin de l’aide d’un alchimiste, aussi motivé que toi. Et ton âme… »
Il huma l’air comme s’il pouvait sentir mon âme à travers lui.
« Ton âme a l’air parfaite. »
J’aimais cet homme, son honnêteté, et je lui vouais une franche admiration. Il me révéla tout ce qu’il savait sur le vampirisme, des choses que vous savez déjà. Il n’omit pas non plus de m’informer sur l’amnésie totale qui suivait la transformation.
Puis il m’expliqua son projet.
Sa folie des grandeurs.

&

Le vampire s’arrêta de parler et Janice fronça les sourcils.
« Sa folie des grandeurs ? reprit-elle comme pour l’encourager. Quel était son projet ? »
Le vampire décroisa ses longues jambes et plongea son regard rosâtre dans celui de la psychiatre. Il jouait avec la branche de ses bésicles fumées, les mêmes que celles de son maître Bram – peut-être celles de son maître, car après tout il n’avait pas tout dit.
Un sourire malicieux vint flotter sur ses lèvres.
« Êtes-vous sûre de vouloir savoir ? Cela changera à jamais votre vision du vampirisme, et je ne voudrais pas être la cause d’une quelconque dépression traumatique dans votre vie professionnelle aussi bien que personnelle… »
Janice hésita quelques secondes mais elle avait déjà pris sa décision. Tout comme elle avait accepté, dès le premier entretien, de croire tout ce qu’il lui dirait. La jeune femme hocha la tête et se pencha en avant pour qu’il lui révèle son secret.
Le secret.
Celui de tous les vampires…

FIN
Pour connaître ce secret, il faudra lire la suite des Nécrophiles Anonymes. Rendez-vous en au tome 3 pour en apprendre davantage ! ;-)